Ma mission de tous les jours à Berbérati

Témoignage de Sœur Bénédicte, infirmière à l’hôpital de Berbérati en Centrafrique (« Présence Mariste » octobre 1984)

Je m’appelle Sœur Bénédicte, je suis infirmière et j’appartiens à l’Ordre des « Filles de Jésus ». Je suis à Berbérati, en Centrafrique, employée à l’hôpital — sous contrat local.

Comment rendre compte en quelques lignes de dix années vécues « sur le terrain » ?

Dix années de travail incessant comme responsable des services de pédiatrie et de maternité jour et nuit.
Dix années qui furent marquées par les événements politiques que l’on connaît, avec l’incertitude que cela implique pour la continuation de notre action…
Dix années de relations humaines, parfois enrichissantes, parfois très conflictuelles…
Dix années au cours desquelles j’ai appris à connaître et à aimer les Centrafricains, à comprendre nos différences et surtout à les respecter…
Dix années au cours desquelles j’ai essayé de vivre ma foi, mes convictions profondes, avec la difficulté de ne pas être comprise par tous…
Dix années de multiples difficultés qui m’ont parfois bouleversée ou révoltée mais qui m’ont aussi enrichie et donné force nécessaire pour continuer mon action.

Chaque journée minutée

6 heures, lever du jour. Dans la maison que je partage avec Sœur Annie, au Sacré-Cœur, on se réunit pour prier ensemble (excepté les jours où j’ai travaillé la nuit). On se hâte ensuite de prendre le petit déjeuner.

Puis je me dirige vers l’hôpital où m’attendent déjà de nombreuses femmes avec leurs enfants pour la consultation de pédiatrie. « Mon équipe » va bientôt arriver (il est dur de faire respecter un horaire).

Ils sont quatre Centrafricains : je les connais bien pour les avoir formés ; ils sont venus à l’hôpital, n’ayant même pas leur certificat d’études primaires et ont tous fait plusieurs années de bénévolat.

Demain, il faut, sans faute, que j’aille discuter de l’embauche de Pierrette. Cette petite m’est réellement indispensable et elle ne peut continuer ainsi sans salaire. Je sais que le gestionnaire de l’hôpital me refusera une fois de plus son embauche, car on ne prend plus de personnel depuis plusieurs années à l’hôpital ! faute de crédits.
Aussi vais-je tenter une démarche auprès du Maire ou du Préfet.

En pédiatrie on reçoit en moyenne 300 enfants par jour

« Mon équipe » est au point : en pédiatrie on reçoit en moyenne 300 enfants par jour (parfois 500, 600 les jours d’affluence).

Chacun a sa place dans la chaîne des soins : questionner la maman en sango, en baya ou en bororo, d’après l’ethnie.
Deshabiller l’enfant, examen clinique, registre où l’on inscrit l’enfant, le diagnostic, le traitement, le « bout de papier » qui sert d’ordonnance pour les plus fortunés qui iront acheter le médicament à la pharmacie de la ville (pas toujours bien pourvue), et au bout de la chaîne, la distribution des médicaments pour les autres (comprimés, piqûres)…

La pénurie des médicaments

On voit toutes les maladies habituelles des enfants, mais les troubles sont plus sévères qu’en France du fait de la malnutrition, du délai d’intervention parfois long, du paludisme souvent associé. Il y a aussi toutes les maladies tropicales : mon diagnostic doit être rapide : deux ou trois minutes enfant. S’il est sévère, je garde l’enfant et la mère dans le service.

Cependant c’est bien souvent tout le groupe familial qui s’installe avec tout ce qu’il faut pour subsister pendant toute la durée de l’hospitalisation (manioc, coco, arachides, etc.), dans une des petites chambres où se trouvent déjà quelques familles, car on vient de très loin à l’hôpital. Il est donc difficile que mon petit malade soit isolé en cas de maladie contagieuse…
En pays tropical, on redoute surtout la rougeole, souvent mortelle à cause des complications.

J’ai mis au point, grâce à un nouveau produit, une conduite thérapeutique

Pour ma part, j’ai mis au point grâce à un nouveau produit reçu de France, une conduite thérapeutique qui m’a permis d’avoir moins de complications depuis que je l’applique systématiquement. Grâce à la générosité de l’Association « Terre d’amitié » qui renouvelle mon stock tous mes petits rougeoleux bénéficient de ce traitement efficace en début de maladie. Que d’enfants ont ainsi pu être sauvés !

Le succès de cette initiative a d’ailleurs permis à un interne centrafricain de bien étoffer sa thèse de doctorat sur ce sujet.
Il n’en reste pas moins que le problème de la pénurie en médicaments est dramatique : je vis perpétuellement dans la hantise de manquer des indispensables antibiotiques antipaludéens et autres produits sans lesquels je ne puis soigner efficacement mes petits malades.

Aussi dois-je compter surtout sur l’aide des organisations humanitaires en France qui se chargent de la collecte et de l’expédition de ces précieux médicaments. Lorsque les colis arrivent, c’est avec une joie enfantine que je les déballe, entourée de toute l’équipe. Quand les armoires sont pleines, je sais que je peux faire face à presque toutes les situations pendant quelques semaines et je peux dormir sur mes deux oreilles… tout en gardant jalousement la clé de la pharmacie sous l’oreiller !

Direction : bloc opératoire

Ce matin la consultation se déroule bien et j’ai fini vers midi. J’ai vu au moins 215 enfants, j’en connais plusieurs pour les avoir mis au monde, ou déjà vus en consultation, ou même sauvés lors d’épisodes infectieux dramatiques.

Je me dirige maintenant vers le bloc opératoire pour rejoindre le chirurgien, jeune coopérant sympathique qui m’a appris à opérer. J’ai déjà fait quelques opérations toute seule (on ne sait jamais !) car il y a déjà eu des périodes sans chirurgien à Berberati. Ainsi je me sentirai mieux armée en cas d’urgence.

Avec le chirurgien, nous parlons de quelques cas intéressants et je l’invite à venir partager notre repas, repas vite préparé car nous ne serons que trois.
Au Sacré-Cœur nous n’avons plus de boy. Je dis, en passant, un petit bonjour au vieux « baba » qui nous aide à nettoyer la concession en échange du gîte et du couvert, un vieux « baba » que j’avais soigné, il y a quelques années, et qui ne veut plus me quitter, « Baba ou Papa ? ».

Un accouchement difficile

Mais aujourd’hui, je n’aurai pas le temps d’achever mon repas, on vient me chercher pour un accouchement difficile à la maternité.

Depuis quelques années, il y a une sage-femme centrafricaine qui assure les accouchements, aidée par les matrones. Toutefois on m’appelle pour les cas difficiles : en cas de dystocie, j’interviens avec la ventouse ou par manœuvres manuelles pour sortir l’enfant. En cas d’hémorragie de la délivrance, je pratique une révision utérine. D’autres fois il faut décider une intervention chirurgicale pour césarienne ou pour une hystérectomie « in extremis ».

Je me souviens d’une cas d’hémorragie où l’intervention n’était pas possible car la malade avait un trouble de la coagulation. J’ai dû « bourrer » l’utérus avec plus de trois mètres de gaze qui sont restés en place pendant plusieurs jours. Ainsi avec les « moyens du bord » lui ai-je sauvé la vie… Que de drames ou de faits parfois drôles pourrais-je raconter !

Sr Bénédicte au Centre de pédiatrie
(Photo parue dans « Présence Mariste » n°251, avril 2007)

Parfois on se trouve en présence d’une primipare qui souffre terriblement — souffrance qu’elle attribue aux rapports adultérins qu’elle a eus depuis qu’elle est enceinte et elle raconte tout cela en « baya ». Il y a longtemps que je ne suis plus choquée par de tels discours… Leurs habitudes conjugales et sexuelles sont différentes de ce que nous connaissons dans notre culture occidentale : je ne me permets plus de blâmer ou de gronder ces femmes.

Toute la famille est devant la porte, attendant qu’on leur remette le placenta qu’ils vont enterrer près de la case de la jeune mère pour favoriser sa fécondité (ce rite animiste n’est-il pas plus respectable que la commercialisation en Europe des placentas pour les transformer en produits de beauté ?)

Dans ce cas présent, l’enfant se présente par l’épaule : je vais essayer de le repousser par une manœuvre manuelle et de pratiquer un accouchement normal. Parfois, si la parturiente présente un bassin rétréci, ensemble, avec la sage-femme, on décide d’une césarienne.

Le bloc est préparé en urgence, on détermine le groupe sanguin de la patiente, on envoie chercher le chirurgien et l’anesthésiste.
Je me précipite vers la famille pour trouver un donneur de sang compatible avec celui de la mère. Il faut parfois « palabrer » longtemps pour obtenir ce précieux don.
On se heurte à des tabous ancestraux et le temps nous manque pour une meilleure compréhension mutuelle. (On ne peut stocker du sang, il faut le prélever au moment même de l’intervention).

Hélas ! toute la famille a déjà disparu lorsque je sors du bloc…

On va vite chercher les Frères missionnaires Mariste. La mission est à quelques kilomètres et ils sont toujours là, ces braves Frères que je vais ponctionner régulièrement. La césarienne s’est bien effectuée et la jeune mère me demande de donner un prénom chrétien à l’enfant.
Je propose parfois le prénom du chirurgien, le chirurgien changeant chaque année, je me fais ainsi un repère dans le temps : c’est plus rapide que d’interroger la mère qui ignore bien souvent l’âge de l’enfant et qui répond en nombre de « saisons de pluies » ou de « bonne année » depuis sa naissance, après avoir longuement réfléchi.

Le sourire de l’enfant…

Il est temps que je retourne à la « chaîne » des consultations de pédiatrie où m’attendent déjà de nombreux petits patients. J’en inscris 170 et parmi eux, des petits Alain, Christophe, Serge, Eric…

Je vais ensuite dans le service des hospitalisés. Je rectifie quelques traitements, vérifie l’état clinique de certains petits malades. Deux enfants m’inquiètent : une méningite, une pneumonie.

Je reviendrai ce soir. Je joue un moment avec un petit kwashiorkor (malnutrition avancée) qui se décide enfin à sourire : c’est la preuve qu’il est sauvé et j’en suis heureuse. Ces enfants malnutris qui posent sur vous un regard vide et triste sont pour moi le témoignage vivant, non seulement du long chemin qu’il nous reste à parcourir sur le plan de l’éducation sanitaire, mais aussi de la nécessité, au niveau mondial, d’une prise de conscience pour que des enfants ne meurent plus de faim, au cœur de l’Afrique ou ailleurs.

Pourquoi se boucher les yeux ?

En songeant à cela je suis profondément découragée : les campagnes de presse se multiplient, les associations humanitaires sont nombreuses et il y a encore des gars, des médecins qui ne veulent pas voir à leur porte, ici à Berbérati que la malnutrition et la misère tuent encore…

Il est déjà 17 h. 30 et il ne me reste qu’un court moment pour aller au marché « Poto-Poto » faire des achats alimentaires pour les plus déshérités des hospitalisés et aussi pour notre Communauté. Tout au long du chemin, on m’accoste, on m’accompagne.

Les femmes me racontent leurs petites histoires et on rit ensemble. Parfois on me demande conseil le ton devient plus grave, ou on m’appelle dans une case pour voir quelqu’un qui ne va pas : heureusement j’ai toujours quelques médicaments de première urgence sous la main. Je sais que les liens sont profonds, qu’on m’accorde une grande confiance et que de nombreux habitants sont prêts à m’aider si je suis en difficulté.

Le réel soutien d’une communauté

Je me sens forte de leur soutien et je continue mon chemin. Je reçois toujours des invitations à venir partager la boule et parfois on mange aussi le « chouia » devant la case et on parle encore, assis près du feu sur lequel cuit le coco.

Ce soir, pourtant, je ne m’attarde pas : je suis attendue par Sœur Myriam, religieuse centrafricaine, professeur au lycée et qui vit au « quartier », dans une case avec quelques jeunes filles qu’elle prépare à leur vie future. Sœur Myriam vit sa foi parmi les siens depuis quelques mois et avec Sœur Annie, nous l’aidons de toutes nos forces pour qu’elle ne soit pas déchirée entre ses « racines » et nos habitudes occidentales de vie à la Mission.

Quoi qu’il en soit, Sœur Myriam fait partie à part entière de notre Communauté religieuse, et ce soir, ensemble, nous préparons la prochaine Messe.

D’autres personnes viennent se joindre à nous, parfois le chirurgien, des internes de l’hôpital et des professeurs du lycée. Dimanche, nous mettrons en commun le fruit de notre réflexion de ce soir autour de l’Evangile.

La nuit est tombée depuis longtemps lorsque je retourne dans le service de pédiatrie. Je reste un long moment auprès d’un petit malade qui va sans doute mourir et j’hésite à lui administrer une nouvelle dose d’antibiotique qui sera probablement inefficace pour lui — et qui risque de manquer dans quelques jours pour d’autres malades, car les armoires sont presque vides en ce moment et je suis révoltée d’avoir à faire ce choix, comme au premier jour, même si j’ai appris, hélas, à le faire.

A faire pendant son prochain séjour en France

C’est en songeant à tout cela que je rentre enfin au Sacré-Cœur. Je passe en revue toutes les démarches que je vais devoir faire en France, lors mon prochain séjour. Deux mois, cette année, c’est bien peu et il faut bien préparer à l’avance : il faut que je rencontre des responsables d’associations humanitaires pour trouver toujours plus de médicaments… J’irai voir aussi mes amis qui « travaillent » pour moi, ma famille… et surtout j’irai passer quelque temps à la Maison-mère de Massac, un temps nécessaire pour me « ressourcer » auprès de mes Sœurs dans la prière et le recueillement.

Nombreuses sont les personnes, religieuses ou laïques, centrafricaines ou européennes, qui ont confiance notre action et notre foi et qui partagent notre espoir de fraternité. Leur aide, matérielle et morale, leurs encouragements m’aident à donner un sen ce que je vis présentement à Berbérati.

Soudain, ce soir, je me sens moins seule et je m’endors… sur mes deux oreilles.

Sr BÉNÉDICTE

(Publié dans Présence Mariste n°161, octobre 1984)

-→ Voir l’article sur l’opération « Centrafrique » de l’école du Cheylard

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