Si je voulais définir le plus grand dénominateur commun de tous les courants de pensée, de toutes les institutions et de toutes les sociétés du monde actuel, j’emploierais le mot « confusion ». Le modèle post-moderne, d’origine occidentale, qui paraissait triomphant vers 1980, est aujourd’hui remis en cause de multiples façons. Les certitudes et espérances anciennes ont volé en éclat. Le mot « crise » est devenu omniprésent : crise des valeurs, du lien social, de l’Islam, de l’école, de la laïcité, des systèmes politiques… Et la violence est partout.
Il y aussi bien sûr une crise catholique, mais avec une assez forte spécificité car elle a été très précoce et consécutive à une volonté de réforme (Vatican II, 1962-65). Elle ne s’est donc pas déroulée selon le même tempo que la plupart des crises actuelles. Et il vaut la peine de se demander si son processus de sortie de crise ne sera pas en avance sur celui de bien des courants de pensée, religions et institutions qui peinent encore à reconnaître qu’ils sont entrés en crise structurelle.
Évidemment les Maristes ont vécu leur crise selon le rythme de l’Église. Et si, dans les années 1967-1985, la déconstruction de leur identité traditionnelle a paru dominante, depuis, c’est la reconstruction qui, lentement, prend le dessus.
Les changements d’ordre qualitatif sont impressionnants. Ainsi, dans le domaine spirituel, les Frères Maristes avaient vécu une certaine dichotomie : ils étaient, comme des moines, soumis à un retrait du monde relativement sévère et assez difficilement conciliable avec la tâche éducative. Désormais, il est clair que la spiritualité mariste est laïque - ni monastique ni sacerdotale - et apostolique. Évidemment ce principe étant posé, il reste à le concrétiser durablement.
Jusqu’en 1967, le style de gouvernement était très centralisé et hiérarchique, même si l’internationalisation avait contraint à un certain fédéralisme. Désormais l’autorité se manifeste comme un « leadership » à base de discernement, d’animation et de dialogue organisés en un réseau établi à divers niveaux : local, régional, continental, mondial. Entre les Chapitres généraux, solennels et un peu formels, sont désormais intercalées des Conférences générales, des rencontres continentales… plus souples. La vieille division entre décideurs et exécutants est largement atténuée.
Jusque vers 1990, les Frères Maristes étaient un groupe d’homme aux contours précis : une congrégation. Leur statut baignait néanmoins dans un grand flou ecclésiologique : ils n’étaient ni laïcs, ni clercs, ni moines et un peu de tout cela à la fois.
Depuis, si la notion de congrégation laïque, liée à une forme historique ancienne de militance, demeure, celle-ci n’est plus exclusive ni même première : désormais la « Famille mariste » est une communion dans l’esprit du concile Vatican II, englobant des genres de vie différents. Il est vrai que les liens entre un groupe de Frères, très ancien et très organisé, et des groupes laïcs faiblement structurés ne sont pas simples à clarifier.
Cependant, bien qu’un peu nébuleuse encore, cette « Famille mariste » se reconnaît unie dans la tradition spirituelle de Marcellin Champagnat et de ses premiers compagnons, qu’un document intitulé L’eau du rocher (2007) - une allusion à la fondation de L’Hermitage - a récemment formalisé. Et, comme l’a dit le titre du manifeste des laïcs maristes en 2009 : tous les Maristes sont Autour de la même table.
Désormais donc, la mission mariste n’est pas le monopole d’une congrégation, mais d’un milieu mariste, aux contours certes mouvants et flous, mais au dynamisme multiforme. Avec l’ensemble de l’Église, les Maristes sont sortis de la vieille conception des missions considérées comme une extension de la chrétienté à des pays non chrétiens, assumée par des sociétés spécialisées.
Désormais la mission est partout et sous des formes multiples. Qu’il parte dans un pays étranger ou qu’il reste sur place ; qu’il soit dans le monde scolaire ou dans des activités sociales ou ecclésiales, le Mariste, frère ou laïc, homme ou femme, est en mission.
D’ailleurs, la polémique autour de l’utilité apostolique de l’école est dépassée pour des raisons à la fois internes et externes. D’une part, la crise des systèmes éducatifs étatiques a redonné de la crédibilité à une école aux finalités éducatives cohérentes ; d’autre part, sur le plan interne, la diversité des œuvres scolaires et non scolaires s’est imposée comme un fait irréversible et indispensable, dans des sociétés fragmentées, aux besoins multiples.
Plus que jamais la mission est nécessaire, même si elle se refuse désormais à s’identifier à un modèle culturel dominant. Un esprit de service et une volonté d’inculturation se sont affirmés, non seulement pratiquement, mais théoriquement. Cela ne rend pas la mission moins risquée. Ainsi, en 1994 et 1996 onze Frères ont été assassinés au Rwanda, au Congo, en Algérie et les Frères du Liberia ont dû se retirer à cause de la guerre.
Dans les pays théoriquement en paix, la mission est davantage menacée d’étouffement de multiples façons : par une législation hostile, par le harcèlement médiatique, par l’hostilité systématique de certains milieux, par la neutralisation des consciences…
Dans un monde traversé par de multiples crises, le martyre par le sang n’est pas une abstraction – plus de 200 Frères sont morts ainsi - mais il y a un autre martyre, par le lacet pourrait-on dire, auquel le chrétien en mission se trouve affronté.
L’image la moins imparfaite qui me vient à l’esprit pour décrire la situation actuelle des Maristes, c’est celle de l’Exode. Avec toute l’Église, les Maristes, peuple de deux cents ans, a accepté de quitter ses sécurités et ses ornières, et donc de vivre une véritable migration spirituelle et culturelle, qui a laissé bien du monde en chemin.
À l’heure actuelle, si ce peuple vit toujours la longue traversée du désert d’un monde en convulsion et vide de la présence de Dieu, il découvre aussi les prémices d’une terre promise par la rencontre de déjà nombreux compagnons et compagnes de chemin.