Un mythe tenace règne chez les Frères Maristes : l’exil de 1903, dû à l’interdiction de la Congrégation en France, aurait permis un développement mondial providentiel. Comme dans tous les mythes, il y a une part de vérité… et beaucoup d’approximation. En effet, l’expansion internationale de l’Institut avait commencé bien avant.
Par ailleurs, l’exil de 1903 obligera à beaucoup d’improvisations en certains pays pour nourrir et occuper des Frères peu préparés à une nouvelle culture et pas tous animés d’esprit missionnaire. D’ailleurs, existe une réelle ambigüité quant à la nature de la mission mariste quelque peu confondue avec une expansion de la culture et de la chrétienté européenne, voire un repli face à une sécularisation agressive. Cependant, bien que non formulée, l’idée d’inculturation est largement pratiquée. On s’adapte !
Un défi brillamment relevé
On adapte en particulier le système pédagogique à des législations et traditions différentes. De ce fait, en dépit d’une refonte en 1920, le vieux Guide des écoles ne peut plus être qu’une référence assez vague. D’ailleurs, en bien des pays il a fallu répondre à une forte demande d’enseignement secondaire et l’Institut multiplie les collèges et pensionnats au style plus ou moins inspiré du système jésuite. Cet abandon partiel de l’enseignement populaire suscite parfois inquiétudes et polémiques.
Toujours est-il que le défi de l’internationalisation est brillamment relevé : rapidement l’Institut s’établit, ou renforce sa présence, en bien des lieux lointains (États-Unis, Canada, Brésil, Argentine, Mexique, Australie, Nouvelle-Zélande…) sans négliger l’Europe (Espagne, Belgique, Italie, Royaume-Uni, Irlande…). Mais c’est de moins en moins une croissance nourrie par des Français. Et les vieilles provinces de France, réduites à des Frères anciens et à des sécularisés, vont vivoter.
Les tragédies du XXe siècle vont évidemment fortement marquer l’Institut. La première guerre mondiale impose le retour de nombreux Frères mobilisés : 1 037 au total (708 Français et 205 Allemands), dont 154 morts ou disparus (101 Français et 48 Allemands), sans compter tous les blessés et traumatisés par l’expérience des combats. De plus, la guerre ruine ou paralyse certains secteurs et provinces : les Frères de Belgique et du nord de la France subissent une dure occupation. L’Empire ottoman ayant opté pour les Empires centraux, les Frères des provinces de Constantinople et de Syrie sont expulsés à la fin de 1914. Les œuvres de Chine sont menacées par une mobilisation massive des Frères.
Montée des régimes totalitaires
La fin de la guerre ne signifie pas toujours la paix, du fait de la montée des nationalismes et des totalitarismes. Dès 1914, le Mexique est secoué par une suite de révolutions et régimes totalitaires ; les Frères devront y vivre dans la précarité, et même souvent la clandestinité, jusque vers 1940. En Allemagne, le régime nazi ruine les œuvres et impose l’exil à un grand nombre de Frères. En Espagne, la guerre civile cause l’assassinat, souvent dans des conditions atroces, de plus de 170 frères ; et une cinquantaine sont tués comme combattants. En Chine, l’anarchie et l’invasion japonaise créent des difficultés et des dangers multiples. Revenus en Turquie kémaliste après la guerre, les Frères ne pourront s’y maintenir et devront porter leurs efforts vers la Grèce et l’Europe centrale. En Syrie-Liban il faudra pratiquement repartir de zéro.
La seconde guerre mondiale occasionne de nouvelles tragédies : mobilisation de plusieurs centaines de Frères, nombreux prisonniers de guerre, service du travail obligatoire… Les maisons sont souvent occupées par les troupes et soumises aux bombardements. L’insécurité est grande. Les communications sont difficiles et le ravitaillement acrobatique.
Chute numérique brutale puis reprise de la croissance
À priori on pourrait penser que ces guerres, révolutions, régimes nationalistes ou totalitaires ont affecté durablement la croissance de l’Institut. Mais les statistiques présentent un tout autre bilan : en 1903 il y avait 5197 Frères profès. Leur nombre s’est réduit à 4.093 en 1907 mais il est de 4.513 en 1920, de 6.033 en 1932 et de 7.157 en 1946. Quant au nombre des élèves, il est passé de 87.000 en 1902 à 134.000 en 1932 et à 184.000 en 1946. Mais cette progression n’a été possible que grâce à l’aide d’un nombreux personnel laïc.
Trois facteurs me semblent expliquer ce résultat un peu étonnant : d’abord une large internationalisation qui fait que de nombreuses zones de l’Institut non affectées par guerres, révolutions et totalitarismes, peuvent donc se développer sans secousses : c’est le cas du Canada, des États-Unis, de l’Australie, de l’Amérique du sud…
Ensuite, l’institut procède à un recrutement très international appuyé sur des maisons de formation fondées en zones relativement sûres (Italie, Espagne), accueillant Allemands, Irlandais, Italiens, Français, Hongrois, Mexicains, Portugais… pour les répartir ensuite sur les divers continents et tout spécialement en Amérique latine.
Mais le facteur le plus décisif, c’est la capacité des Frères vivant en pays troublés, aux niveaux personnel comme collectif, de faire face à toutes sortes de situations tragiques, y compris en risquant leur vie, afin de sauvegarder ce qu’ils considèrent comme leur vocation ou leur mission. De ce fait, l’Institut fonctionne selon deux rythmes : développement dans les zones en paix ; résistance tenace ailleurs, en espérant que la Providence suscitera des temps meilleurs.
En 1946, l’Institut a le sentiment qu’il est enfin sorti à son honneur de rudes épreuves, et que le temps de paix relative qui s’ouvre lui permettra de réparer les ruines et de se réorganiser. Mais ses Supérieurs cherchent plutôt un retour à une tradition de séparation du monde alors que parmi les Frères la question d’un rapprochement, entre la vie religieuse et un monde séculier mieux connu et apprécié, se fait plus vive et même souvent nécessaire pour la bonne marche des œuvres. La cohésion interne des années d’épreuves commence à se fragiliser.