Pensionnats et écoles urbaines maristes dans le département de l’Ain
Un mythe fort répandu attribue à Jules Ferry la création de l’école primaire. En fait il n’est qu’un héritier, laïcisant et rendant obligatoire en 1881-82 une école populaire créée avant lui et qui scolarisait déjà 80 % des enfants. De plus, Jules Ferry n’a pas touché à un enseignement en deux systèmes séparés : pour le peuple les écoles primaires, souvent gratuites, terminées par le brevet supérieur ; pour la bourgeoisie, les collèges, les petits séminaires et les lycées, payants, enseignant le latin et donnant accès au baccalauréat et à l’université. La France va conserver cette dualité jusqu’à la création du collège pour tous dans les années 1970.
Comme de nombreuses congrégations, les Frères Maristes, quoique politiquement conservateurs, ont offert très tôt aux classes populaires des moyens d’ascension sociale dans leurs pensionnats, et leurs écoles primaires souvent pédagogiquement supérieures à la formation donnée dans les collèges. Mais cette démocratisation sociale a suscité l’opposition des notables ; et la politisation de la question scolaire à la fin du XIXe siècle recouvrira une querelle sociale antérieure. Pour illustrer mon propos je prendrai comme exemples quelques établissements de Frères Maristes établis dans l’Ain.
Deux histoires antithétiques : les écoles de Saint-Didier-sur-Chalaronne et Thoissey
La fondation du pensionnat-externat de Saint-Didier est l’œuvre de M. Madinier, curé zélé, de la comtesse de la Poype et de Mgr Devie, évêque de Belley. Les habitants participent activement à l’aménagement de l’école, les hommes en nivelant la cour, les femmes en préparant le linge.
Quatre Frères Maristes arrivent en novembre 1836 et l’école accueille 250 élèves venant de Saint-Didier mais aussi de Thoissey, la ville toute proche, ces derniers étant « de petits démons dont l’espièglerie et l’esprit indépendant nuisaient aux premiers ».
C’est pourquoi, à partir de 1837, deux Frères Maristes dirigent à Thoissey une école, soutenue par M. Hugon, le curé, qui devient rapidement communale, avec une centaine d’élèves.
Bien que de modeste importance (1 500 h), Thoissey est un chef-lieu de canton disposant d’un collège dirigé par des prêtres diocésains depuis 1830, qui accueille les élèves des familles aisées.
En 1865, M. Pascal, ex-principal du collège, devient curé ; et ses relations avec les Frères, ses anciens concurrents, sont froides. En 1881 M. Ducher, médecin, maire et conseiller général, fait laïciser l’école communale. L’école des Frères est donc marginalisée en deux temps : d’abord pour des raisons sociales ; ensuite pour des motifs politiques. Ne subsistera qu’une école libre d’une cinquantaine d’élèves soutenue par un comité de notables.
À Saint-Didier commune rurale, dès 1846, l’établissement, en plus des externes, accueille une centaine de pensionnaires. Y exercent une vingtaine de Frères ainsi que des professeurs laïques de musique, de gymnastique, d’escrime, d’exercices militaires.
Dressant vers 1880 un bilan des résultats, le F. Avit, natif du lieu, remarque que désormais à peu près tous les hommes de Saint-Didier savent lire, écrire, compter et faire une petite correspondance. Parmi les anciens pensionnaires figurent des ecclésiastiques, de nombreux Frères, des officiers et sous-officiers, des notaires, des maires, des employés de commerce et de l’industrie…
Les écoles de Frères contre les collèges
À Saint-Didier-Thoissey nous avons vu le succès d’un pensionnat et l’échec d’une école urbaine de Frères. La situation est un peu différente à Nantua, sous-préfecture jurassienne de 3 500 habitants pourvue d’un tribunal et donc d’une bourgeoisie administrative : « des paperassiers » dit le F. Avit. Le collège est peu prospère. M. Debelay, curé de Nantua, soutenu par Mgr Devie, obtient l’installation des Frères comme instituteurs communaux en octobre 1840. Leurs classes comptent d’emblée 160 élèves mais « les parents aisés n’aimaient pas voir leurs enfants mêlés avec ceux qu’ils appelaient les pouilleux ». Il faut créer une classe « supérieure » pour les enfants des notables.
C’est la guerre avec le collège, pourtant dirigé par un prêtre, dont les élèves insultent les Frères « en toutes rencontres et jusqu’à la porte de l’église ».
Le F. Brunon, directeur à partir de 1853, « bien capable, bon professeur et d’un caractère très ardent », soutenu par le curé, mène alors une politique de concurrence directe, introduisant « toutes les matières du brevet complet ».
Finalement, l’affaire remonte jusqu’au ministère : les Frères sont révoqués et la municipalité vote la réunion de l’école au collège. La population est divisée et une grande partie des familles pratiquent un temps la grève scolaire.
Ce n’est pas encore la laïcité mais l’alliance de la bourgeoisie et de l’État autoritaire contre une école brouillant les hiérarchies sociales.
Dans le Jura, la ville industrielle d’Oyonnax (9 300 h) est un bon exemple de politisation précoce de la question scolaire. Le curé Demornex et quelques notables appuyés par la préfecture et l’évêque de Belley suscitent l’arrivée des Frères Maristes en novembre 1857, sous l’empire autoritaire. Le collège communal (40 élèves) ne résiste pas longtemps et les Frères s’installent à l’Hôtel de Ville.
Bien que prospère, l’établissement doit faire face à la collusion des notables et de l’extrême gauche. Finalement, le Conseil municipal élu en 1878 vote le renvoi des Frères, approuvé par le préfet le 9 septembre 1879. On est aux premiers temps du triomphe des Républicains, et ceux d’Oyonnax n’ont pas perdu de temps pour renvoyer les Frères.
Conclusion
Voici donc des situations, dont nous pourrions multiplier les exemples, où l’école des Frères, travaille à une démocratisation sociale inquiétant les milieux conservateurs mais aussi républicains. C’est la coalition, apparemment paradoxale, de ces deux courants qui tend à la marginalisation d’un enseignement congréganiste pour les uns trop égalitaire et pour les autres trop conservateur. En fait, l’outil le plus performant des Frères, et le témoin le plus clair de leur esprit émancipateur par l’instruction, c’est le pensionnat, bien adapté aux familles d’une petite région en recherche d’ascension sociale.