[fuchia]Modèle occidental[/fuchia]
Chez nous la démocratie fait partie de ces concepts si communs qu’ils en arrivent à passer pour des évidences et être considérés comme la clé des bonheurs des peuples : les uns y ayant déjà accédé et les autres devant, en vertu du sens de l’histoire, y venir tôt ou tard. Ce serait donc le meilleur régime politique et social possible permettant le développement économique le plus performant et un degré de bonheur des peuples inégalé. C’est en son nom que l’Occident fait la morale aux peuples dits moins développés et soumis à des régimes autoritaires.
Mais cette belle assurance des pays dits démocratiques se heurte à la rude opposition de peuples et gouvernements prompts à proclamer que la démocratie n’est que le masque d’une domination économique et culturelle sans compter qu’elle véhicule avec elle une corruption multiforme. Même à l’intérieur du monde dit démocratique, des voix se sont toujours élevées pour dénoncer un fonctionnement réel à cent lieues des beaux principes. En somme si la belle devise Liberté, Égalité, Fraternité figure glorieusement au fronton des monuments publics d’un certain État démocratique, dans la réalité elle devient trop souvent : Étatisme, Privilège et Individualisme. C’est que la démocratie n’est pas une donnée définitive mais une utopie, un combat, qui suppose une lutte continuelle contre les vices sans cesse renaissants de l’humanité. C’est pourquoi les penseurs démocrates d’autrefois ont tant insisté sur la nécessité de la vertu, du civisme et de l’esprit critique.
[fuchia]Assurer l’ordre, l’égalité, la liberté[/fuchia]
En somme la démocratie est un système fragile qui doit assurer en même temps l’ordre, l’égalité et la liberté. Mais la nécessité d’assurer l’ordre suppose que l’on pare aux dangers d’un retour à l’autoritarisme ou à la révolution. Quant à l’égalité, s’il est beau de proclamer que tous les hommes ont les mêmes droits et devoirs, cette liberté abstraite peut recouvrir des inégalités économiques et sociales telles qu’on puisse parler de démocratie politique mais de profonde inégalité sociale.
Quant à la liberté, elle peut dégénérer en anarchie à moins que des minorités, par la propagande, la corruption ou l’intimidation ne s’assurent une influence aliénante pour les individus. Il ne serait pas difficile de trouver dans l’histoire des démocraties de multiples exemples, anciens et contemporains, de tous ces travers. Mais en dépit de ces lacunes sans cesse renaissantes, l’esprit démocratique a permis le fonctionnement durable et relativement pacifié des États, des sociétés et des individus tandis que dans le même temps, les États totalitaires et autoritaires ont presque tous débouché sur des impasses, souvent sanglantes.
On pourrait donc penser que, conjuguant État stable, économie prospère et liberté individuelle le système démocratique fasse l’unanimité au niveau mondial. Et pourtant les réserves à son égard restent vives et il est trop facile d’expliquer ces réticences par des traditions historiques et des archaïsmes sociaux destinés à disparaître.
[fuchia]Pouvoir des médias[/fuchia]
En fait la démocratie a permis à des pouvoirs autoritaires nouveaux de croître à son ombre et de contrecarrer son fonctionnement : par exemple les médias capables de faire et défaire les gouvernements et de régenter les opinions ; la finance et l’économie devenues des pouvoirs surplombant les États et les nations ; les groupes de pression idéologiques, souvent opaques, enkystés dans les appareils d’État…
[fuchia]Une religion séculière[/fuchia]
Et puis la démocratie a des rapports très ambigus et quelque peu pervers avec les grandes questions de l’humanité : le bien, la vérité, Dieu… Proclamant que ses préoccupations sont uniquement profanes, elle se prétend d’une extrême tolérance métaphysique et religieuse laissant ces grandes questions aux individus.
Mais en fait, elle impose, notamment par l’éducation, la démocratie comme un absolu. C’est pourquoi les traditions religieuses la considèrent volontiers et pas tout à fait à tort comme une religion séculière cherchant à les annihiler ou à les soumettre.
C’est particulièrement le cas dans les pays récemment occidentalisés pour qui la démocratie est une forme de colonialisme. Considérée dans le monde comme un système séduisant mais redoutable pour les civilisations non occidentales, la démocratie se découvre moins innocente qu’elle ne le croyait.
[fuchia]Émiettement en de multiples croyances[/fuchia]
Dans les pays où est née la démocratie, les traditions religieuses ont longtemps gardé assez de force pour constituer un socle spirituel et moral facilitant au fond l’installation de la démocratie tout en maintenant un cadre moral et un fort lien social. Aujourd’hui, on n’en est plus là : la culture occidentale et démocratique s’est émiettée en une multitude de croyances, d’opinions et de comportements que les États sont contraints de gérer par une inflation législative et des mesures d’urgence imposées par des événements imprévus ou des campagnes d’opinion. En somme, parce qu’elle a voulu être plus qu’une instance profane, la démocratie se retrouve déficiente sur ce pourquoi elle avait été faite : assurer l’ordre, la liberté et l’égalité.
[fuchia]Capacité à se réformer[/fuchia]
Il y a donc crise profonde de la démocratie. Ce n’est pas la première mais ce pourrait être la plus grave car, ayant scié les branches traditionnelles sur lesquelles elle était assise, la démocratie se retrouve seule face à des défis qu’elle n’avait pas prévus : montée en son sein de pouvoirs redoutables ; individualisme forcené ; contestation de sa supériorité. Mais la démocratie garde un atout maître que les autres régimes n’ont pas : sa capacité à se réformer grâce à la liberté de dénoncer ses tares.
Il faut donc aller vers plus de démocratie, notamment en cessant de faire de ce système de gestion du monde profane une religion séculière prétendant à un Empire universel.
F. André LANFREY
(Publié dans Présence Mariste N° 271, avril 2012)