Il y a cent ans le gouvernement Combes, frénétiquement anticlérical, refusait aux associations religieuses les décrets d’autorisation qui leur auraient permis de continuer leur existence en France. Des centaines de congrégations, dont les Frères Maristes, durent donc, soit s’exiler, soit séculariser leurs membres. La mémoire de ce qu’il faut bien considérer comme un acte arbitraire est restée fortement ancrée dans les milieux congréganistes, mais dans la mémoire collective cet événement a été supplanté par la Séparation de l’Eglise et de l’Etat, à la fin de 1905, qui rompt un pacte conclu par le concordat de 1801 entre Napoléon et Pie VII.
Pour comprendre cet acharnement de l’Etat contre les prêtres, les frères et les sœurs enseignants
il faut faire référence à l’histoire longue, en n’oubliant pas que l’Etat et l’Eglise ont toujours voulu contrôler les associations religieuses germant spontanément, et vite soupçonnées, à tort ou à raison, de complot ou d’hérésie. C’est que les congrégations, fondées sur la conversion, l’apostolat enthousiaste et des réseaux de groupuscules fervents difficiles à contrôler sont « le poil à gratter » des institutions, établies, elles, sur le territoire et la hiérarchie.
D’ailleurs la société voit souvent d’un mauvais œil ces gens aux coutumes et à l’habit étranges et ne les accepte que dans la mesure où ils s’emploient à résoudre des problèmes sociaux tels que l’enseignement ou la santé.
Même remplissant des tâches reconnues, les congrégations demeurent en situation instable car leur autonomie vis-à-vis de l’Etat ou de l’Eglise incite ceux-ci à se passer d’elles, par exemple en créant des corps concurrents. Ainsi la République jacobine a créé un corps d’instituteurs et d’infirmières dépendant directement d’elle et imbu de son idéologie.
De même, aujourd’hui, la République laïque, inquiète de la montée des sectes, qui, à bien des égards ressemblent à des congrégations, favorise l’institution d’un Islam français et tente de redonner aux grandes traditions religieuses une place dans les programmes scolaires afin de contrôler un bouillonnement religieux qui l’inquiète.
Un contexte de crise entre l’Eglise et l’Etat laÏque
Si nous resserrons nos perspectives historiques, la suppression des congrégations en 1903 intervient dans un contexte de crise entre l’Eglise et l’Etat laÏque, exacerbée par l’affaire Dreyfus dans laquelle la congrégation des Assomptionnistes s’est compromise.
Le Bloc des gauches veut donc briser ce qu’il considère comme le fer de lance de l’opposition politico-religieuse : les congrégations. Il fait ainsi d’une pierre deux coups : il élimine les concurrents de l’Instruction Publique ainsi que « les moines ligueurs » comme les Assomptionnistes et les Jésuites.
La loi Waldeck Rousseau de 1901 qui autorise les associations fait donc une exception pour les associations religieuses qui doivent être autorisées par décret spécial. Mais, alors que l’auteur de la loi envisageait celle-ci comme un contrôle étatique au cas par cas, Combes en fera une machine de guerre contre l’ensemble du monde congréganiste.
Des catholiques sont divisés pour de multiples raisons
Face à cette tentative anticongréganiste systématique, les catholiques sont divisés pour de multiples raisons. Tout d’abord ils le sont politiquement car le pape Léon XIII, en 1890, leur a demandé de se rallier à la République et beaucoup renâclent.
Les Conservateurs reprochent donc aux congrégations de n’être pas assez conservatrices ; les Libéraux et Démocrates ne les trouvent pas assez modernes. D’autre part, le clergé est loin d’être unanime sur l’utilité des congrégations.
Beaucoup d’ évêques ont, de l’école, une vision archaïque et voient les frères et les sœurs comme de simples répétiteurs du catéchisme, qu’on peut facilement remplacer par des dames catéchistes.
Bien des curés apprécient peu des écoles libres qui leur coûtent cher, dans lesquelles leur autorité n’est pas absolue, et où le catéchisme n’est pas suffisamment appris. Le clergé plus jeune pense que les patronages sont plus efficaces pour former les enfants…
Les congrégations sont loin de faire un front commun. Certaines, comme les Frères des Ecoles Chrétiennes, sont protégées par un statut spécial. D’autres, comme les Jésuites et les Assomptionnistes, savent qu’elles n’obtiendront jamais une autorisation.
Dans bien des congrégations sévit une crise d’identité
En outre, dans bien des congrégations sévit une crise d’identité car les congréganistes se sont professionnalisés. Ils sont influencés par l’esprit démocratique. Leurs activités se sont diversifiées : cours du soir, patronages, activités culturelles comme fanfares…Le service militaire obligatoire leur a permis d’entrer en contact avec la société laïque…
Sans nécesairement renoncer à leurs engagements religieux ils aspirent à une révision de normes congréganistes établies au début du siècle, qui paraissent plus ou moins bien adaptées.
Trois solutions émergent pour faire face à la situation
Aussi, quand il apparaît que Combes va refuser systématiquement l’autorisation aux congrégations : notables, évêques, curés envisagent de sauver le réseau des écoles en demandant une sécularisation massive et définitive des congréganistes. Comme cela signifie la mort des congrégations, leurs Supérieurs envisagent plutôt l’exil, d’autant plus facile que beaucoup d’entre elles sont déjà internationales et que la demande missionnaire est forte. Une troisième voie est plus délicate : les congréganistes se sécularisent pro forma. Ils renoncent à leur habit religieux et aux signes extérieurs de leur appartenance tout en demeurant secrètement religieux.
Finalement, les trois voies seront pratiquées. Par exemple les supérieurs des Frères Maristes font partir tous ceux qui le veulent ou le peuvent. Un grand nombre de frères se sécularisent, pour la forme, dans leurs écoles. D’autres choisissent la sécularisation totale et définitive. Enfin, les vieillards sont rassemblés dans les maisons provinciales pour entraver leur vente et obliger l’Etat à leur donner les indemnités promises.
L’Etat tente de briser l’école catholique
L’Etat tente de briser l’école catholique en interdisant administrativement les sécularisations sur place. Il intente des procès pour sécularisation fictive, mais les condamnations sont assez rares, le délit étant difficile à prouver. Cependant il parvient à désorganiser largement le réseau des écoles congréganistes qui, dans certaines régions, connaît un véritable effondrement.
Pour remplacer les religieux et religieuses on fait appel à des laïcs plus ou moins formés. Dans un premier temps, des associations de notables et d’ecclésiastiques, conservatrices, libérales ou démocrates patronnent les réseaux d’écoles, créent des écoles normales. Après la Séparation, les évêques établissent en urgence des Directions diocésaines de l’Enseignement Catholique.
L’enseignement congréganiste paraît mort
L’enseignement congréganiste paraît donc mort, remplacé par une école catholique fondée sur la laïcat. Néanmoins, les sécularisés continuent d’encadrer largement le système scolaire. Ils créent des syndicats, des associations, des caisses de retraite jouissant d’une grande influence, luttant contre les empiètement de l’Etat et aussi des évêques.
Paradoxalement, la Séparation redonne toute son importance à l’école car le dispositif pastoral de chrétienté est devenu caduc : il faut copier les pays de mission dans lesquels l’école joue un rôle primordial. D’autre part, les évêques se sentent face à un adversaire implacable et le temps de la négociation est passé. S’engage donc entre l’Eglise et l’Etat une guerre scolaire qui ne s’apaisera qu’en 1914 .
Les sécularisés vivent un temps difficile
Quant aux sécularisés toujours fidèles à leur congrégation, ils vivent un temps difficile : toujours soupçonnés par l’Etat, ils sont plus ou moins abandonnés par leur congrégation qui répugne à leur envoyer de jeunes religieux et les considère comme des membres de seconde zone, des espèces de Samaritains qui ont pactisé avec l’ennemi.
Ils doivent aussi lutter contre les évêques et les curés qui voudraient les fondre dans un enseignement diocésain laïc. Cependant, sans y penser, à plus forte raison sans le théoriser, ils inventent une forme de vie religieuse pour époque sécularisée : sans signe extérieur mais fondée sur un choix personnel. Ce qui était exception il y a un siècle est devenu aujourd’hui la norme.
(Texte intégral de l’article proposé par Fr. André Lanfrey pour le dossier du n°234 de « Présence Mariste »
(Publié dans « Présence Mariste » n°234, janvier 2003)