L’école, une utopie récurrente
L’inconvénient de la pensée mythique, c’est que l’histoire a peu de prise sur elle, surtout quand le mythe se pare des oripeaux de la raison et se présente non comme une opinion mais comme une évidence historique. Il faut pourtant dire que lorsque Jules Ferry déclare l’école laïque, gratuite et obligatoire, il n’est pas l’initiateur de l’école populaire mais au contraire un héritier qui achève un processus multiséculaire d’instruction et d’éducation du peuple. Quand il déclare l’école obligatoire, 80 % des enfants sont déjà scolarisés dans des écoles, gratuites pour la plupart. Et le grand changement qu’il opère, c’est la laïcité car jusque-là on enseignait le catéchisme dans les écoles et un cinquième des instituteurs et les deux tiers des institutrices publics étaient des religieux et des religieuses.
L’instruction civique pour remplacer le catéchisme
Désormais l’instruction civique remplacerait le catéchisme et les instituteurs et institutrices laïques seraient chargés de républicaniser et laïciser les petits Français. En dehors de cette arche lumineuse ne demeurait plus que l’enseignement privé, celui des religieuses et des religieux mais aussi de professeurs « libres » pratiquant l’enseignement comme profession libérale. Vite considéré comme quantité négligeable par les tenants des lumières laïques, cet enseignement avait le tort de ne pas consentir à disparaître.
Et il avait pour cela de bonnes raisons : c’était lui qui avait assuré l’essentiel de l’effort d’instruction et d’éducation des petits Français avant que, tardivement, l’État ne s’impose comme le pédagogue suprême supportant mal une concurrence à laquelle une grande partie de la société tenait en dépit de l’ostracisme officiel. D’où une France actuelle comprenant un enseignement public porté à se considérer comme seul légitime mais bien obligé de tolérer un enseignement privé dont il répugne à reconnaître l’antériorité dans la tâche qu’il considère comme relevant de sa seule compétence.
Ecorner le mythe de Jules Ferry
Il convient donc d’écorner le mythe Jules Ferry en rappelant que l’Antiquité et le Moyen-Âge n’avaient pas attendu la République pour faire fonctionner un enseignement populaire dans ce qu’on nommait « les petites écoles » fort répandues en ville et bien plus nombreuses que l’on ne croit dans les campagnes. Il est vrai que celui-ci était délivré par un personnel instable et très inégalement formé : une sorte d’assistant du curé, fréquemment chantre, sacristain et instituteur. Mais dès le XVIe siècle, émerge un courant réformateur visant à reconstituer un monde chrétien pacifié grâce à une éducation renouvelée.
Ce courant dévot (le mot « dévot » aujourd’hui péjoratif signifiant alors militant) suscite de multiples initiatives notamment avec les confréries de la Doctrine chrétienne qui enseignent d’abord le catéchisme aux enfants le dimanche, puis peu à peu étendent leurs activités en semaine et élargissent leur programme en enseignant lecture, écriture et calcul en plus du catéchisme.
Une nouvelle pédagogie
D’abord formé de simples bénévoles, ce personnel se professionnalise et naissent peu à peu, pour l’instruction des filles, des congrégations ou associations de « filles séculières », des femmes célibataires, qu’on va peu à peu appeler des « sœurs ». Du côté des garçons, le mouvement sera moins puissant et divers mais Jean-Baptiste de la Salle créera à la fin du XVIIe siècle les Frères des Écoles Chrétiennes, peu nombreux mais extrêmement novateurs quant aux méthodes pédagogiques.
Avec eux s’établit la méthode simultanée c’est-à-dire le groupement d’élèves de même niveau en « classes » ou « bandes », l’apprentissage de la lecture en français, l’initiation à la civilité. Ces « écoles de charité », gratuites, situées le plus souvent en ville concurrencent désormais les « petites écoles » payantes et gérées par un personnel pratiquant la méthode individuelle peu efficace car les enfants n’y sont pas enseignés collectivement mais l’un après l’autre.
L’enseignement comme une vocation et non un métier
Dès le XVIIIe siècle, fonctionne donc l’école moderne servie par un corps enseignant d’hommes et de femmes considérant leur tâche comme une vocation et non un métier ; possédant une véritable technique pédagogique et organisés en groupes assurant contrôle et pérennité des œuvres. C’est dans ce monde de « frères » et de « sœurs » que sont nés le pédagogue et le système éducatif moderne, modèle que l’État ne fera que capter à son service.
Un temps déstructuré par la Révolution qui a beaucoup disserté sur l’éducation populaire mais guère construit, ce modèle va connaître une extension prodigieuse surtout de 1815 à 1860, dans une France où l’État n’aura que progressivement les moyens d’assurer par lui-même un service éducatif global.
Un modèle parmi d’autres
Parmi les nombreux Fondateurs d’œuvres éducatives populaires de cette époque figure Marcellin Champagnat (1789-1840). Fils d’un paysan de Marlhes, dans les Monts du Pilat, ayant eu du mal à s’instruire et devenu prêtre, il voudra consacrer sa vie à l’éducation chrétienne des enfants des villages et des bourgs. Nantis de la méthode des Frères des Ecoles Chrétiennes, ses disciples, les Frères Maristes, se répandront dans le monde des villages et des bourgs pour revitaliser ce grand courant de civilisation populaire initié au XVIe siècle et qui atteindra son apogée vers 1860.
Les Frères maristes traverseront les mers
Ensuite, les Frères Maristes sauront traverser les mers pour constituer une véritable internationale éducative groupant encore aujourd’hui 3 500 membres répandus dans près de 80 pays. Évidemment, au cours de son histoire quasi bicentenaire, cette association religieuse et éducative a considérablement diversifié son dispositif. En tout cas, il vaut la peine de se pencher sur une histoire inscrite dans un courant éducatif majeur et dont les systèmes éducatifs étatiques ont largement profité sans, le plus souvent, lui rendre justice.