Mais marcher pourquoi ?
Pour des raisons médicales ?
Peut être mais les salles de remise en forme sont sans doute plus efficaces.
Pour s’imaginer être toujours jeune ?
Les dures limites de notre corps, nos fragilités propres nous rappellent notre âge et c’est bien ainsi.
C’est simplement comme une personne qui essaye de se situer dans la mouvance de l’Évangile. Je vais vous partager ces petits faits quotidiens vécus sur le « Grand Chemin » qui donnent à la marche tout son sens.
« Fais que j’entende l’allégresse et la joie [1] … » Ps 51, 10
À LA SOURCE : LE DÉSIR DE VIVRE
Raconter « le chemin », c’est d’abord par une action de grâce que je veux exprimer ce qui demeure pour moi une magnifique expérience. Marcher sur plusieurs semaines ne constitue pas un exploit : tant de personnes, de par le monde, y sont contraintes ! Marcher sur le chemin est source de plaisirs certes, mais c’est surtout une source de louange en union avec tous ceux que j’aime ou que j’aime un peu moins.
Après une grave maladie, une vie professionnelle bien remplie, je suis aux Sétoux ce matin de septembre, à la limite de la Loire et de la Haute Loire. Devant le panorama des sucs et des puys du Massif Central, j’éprouve le profond désir de marcher seul, longtemps. Pourquoi pas sur le Grand Chemin vers Saint Jacques de Compostelle ! Dans la solitude et dans la communion avec tous ceux que j’aime, ma femme Yvonne et mes enfants. Je voulais faire ce chemin, non pas dans la pauvreté (ne nous payons pas de mots) mais dans la simplicité. C’est sans doute une des plus belles expériences de ma vie et, depuis lors, cet impérieux besoin de cheminer ne me quitte plus.

« Regardez les oiseaux du ciel… » Mt 6, 26
SE RÉAJUSTER
Marcher est une démarche de tout l’être, qui opère comme un lent déroulement de toute la personne. N’emportant sur son dos que « l’indispensable », le marcheur se désencombre vite de l’inutile ! Tous les gestes simples de la vie y prennent une autre saveur : boire, se laver, demander son chemin, de l’eau, regarder une fleur, un scarabée, accueillir un sourire… Il s’agit d’avancer patiemment, humblement. C’est à travers quelques-uns de ces rayons de lumière, que je voudrais vous partager quelques convictions.
« Quels sont ces propos que vous échangez en marchant ? » Luc 24, 17a
RENCONTRER
Dans le cheminement, le temps prend toute sa valeur et les échanges sont souvent très profonds. Combien les échanges avec des hommes et des femmes les plus divers enrichissent en vérité :
- Avec un séminariste d’Ecône, peu de chances de vivre une discussion fructueuse ! Alors nous récitons ensemble le chapelet ! Se situer en amont, au delà de la rupture.
- Avec cette jeune femme sculpteur qui, après un grave accident de moto désire rejoindre un ordre hospitalier, devenir aide soignante en embrassant la vie religieuse. Écouter ses questions, ses attentes. Deux rencontres parmi d’autres, presque toujours empreintes de tolérance et de fraternité. Éprouver en vérité que l’autre est un cadeau sur ma route et que le Christ chemine avec nous.
« Qu’il est bon de chanter notre Dieu, il est agréable de le bien louer » Ps 147, 1
QUAND LA NATURE OUVRE À LA PRIÈRE

La marche est ouverture au monde, tel qu’il s’offre à mon regard et j’ai encore dans le cœur cette joie débordante lorsque je quitte le “Domaine du Sauvage”, gîte établi dans une ancienne commanderie des Templiers, au seuil de la Margeride, sur un plateau de pâturages et de forêts. Il fait froid, la gelée blanche recouvre les prés, et les premières lueurs de l’aube pointent dans le ciel, j’éprouve une sensation de plénitude, de calme et d’émerveillement qui m’invite à la louange. Dès le matin, le temps m’est donné pour m’émerveiller et rendre grâce de la beauté.
« Car j’ai eu faim… j’ai eu soif… j’étais un étranger… et vous m’avez recueilli » Mt 25, 35
SE LAISSER ACCUEILLIR
Cet automne espagnol est humide, glacé, près de Santo Domingo de la Calzada. La boue argileuse colle aux chaussures. Il faut tenir. Je suis trempé, sale et fatigué. Après cette marche lancinante qui me conduit à penser à ceux qui ce soir n’auront peut-être pas de gîte de par le monde. Je suis, moi, accueilli par le grand sourire d’un ermite franciscain. M’excusant de mettre de la boue dans sa salle toute simple, il me rassure : cela n’a aucune importance, c’est moi qui compte plus que les choses. Il me lave mes vêtements, les mets à sécher prés de la cuisinière. Ces gestes d’humanité et de fraternité tout simples me plongent dans l’Évangile ! Je suis « le pauvre sur le chemin » qui a besoin de l’autre. Après le repas pris avec d’autres pèlerins, les vêpres en français, en espagnol et en allemand avec des chants de Taizé, nous pressentons qu’un Autre, ce soir là, a pris le visage de ces frères de rencontre : fraîcheur, brûlure et aujourd’hui de l’Évangile.
« Je suis au milieu de vous à la place de celui qui sert » Luc 22, 27c
VEILLER
Nous traversons des zones industrielles ; des quartiers « oubliés » par la croissance économique. Le pèlerin peut, soit accélérer, penser à autre chose, soit ouvrir son cœur, son regard aux passants, aux enfants qui jouent, poser de simples signes d’amitié : descendre du trottoir, laisser passer un véhicule en souriant, saluer par le célèbre « OLA » qui ponctue tout le « Camino ».
Dans ces moments-là, j’ai perçu une invitation à la vigilance assidue, comme un enjeu, même si chaque rencontre est éphémère.
« Tenez vous prêt car c’est à l’heure que vous ignorez… » Luc 12, 40 a, b
LA FIN, NOTRE FIN, MA FIN

Une simple image : par un après-midi brûlant de soleil, après le chemin caillouteux et raide, qui n’en finit pas, les clochers de l’abbatiale de Conques pointent entre les toits et nous « explose » au regard le magnifique tympan du jugement dernier nous rappelant paisiblement le terme de notre marche sur la terre et l’entrée dans notre véritable accomplissement. Conques n’est que la première des grandes étapes, nous ne sommes que de passage, à Conques comme sur terre puis nous allons plus loin… vers LA rencontre avec Dieu… QUAND ? Confiance et abandon, la haute nef romane, chaleureuse et austère, s’offre au pèlerin comme un havre de paix.
Voilà ce que m’inspire la marche sur le Chemin, belle image de notre cheminement sur cette terre, emprunté par tant de nos frères depuis plus de mille ans.
Jean François LESCANNE
(paru dans Présence Mariste N° 257, octobre 2008