Non, je ne parle pas du film de Sergio Corbucci (2008) qui n’a de silence que le titre et le nom d’un personnage, lequel est muet. Je fais allusion au film de Philip Gröning (2006), sur la vie des moines de la Grande Chartreuse, un long film, sans musique hors les chants du monastère, sans dialogues, sans commentaires. Impressionnant. Et là le silence n’est pas seulement l’absence de toute parole il est aussi l’absence de tout bruit.
Mais il ne convient pas ici de parler cinéma, mais bien de silence. Pour ces méditatifs que sont moines et moniales il s’agit de faire taire la langue pour se mettre à l’écoute de la Parole qui se dit dans le silence où Dieu se révèle. Toutes les règles monastiques et religieuses insistent sur le silence, particulièrement “de la fin des complies jusqu’à prime du jour suivant“ comme le dit la règle de l’Ordre du Mont-Carmel. Si tout un chacun ne se sent pas concerné par des prescriptions aussi rigoureuses, il est tout de même bon de s’accorder des temps de retraite et de silence pour se mettre à l’écoute de Dieu.
Une image, peut-être encore assez familière, au moins pour les chrétiens, est bien celle de Dieu donnant la Loi à Moïse sur la montagne du Sinaï. La Loi est donnée non pas dans les fulgurations des éclairs, les bruits étourdissants du tonnerre, les mugissements d’un vent de tempête, mais dans le silence du désert. Dieu ne peut parler et se faire entendre que dans le silence.
Ce qui est le plus surprenant c’est que toute la Loi est donnée et vécue dans le désert. L’histoire racontée dans les quatre livres de la Torah que sont l’Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome, se déroule entièrement dans le désert, avant que le peuple de Dieu n’entre dans la Terre promise. Et ce Moïse, celui-là même à qui Dieu a remis la Loi, n’entre pas dans la terre, à lui promise, et meurt dans le désert. C’est son successeur, Josué, qui fait pénétrer le peuple en Canaan. La Loi a été donnée, il reste à l’observer : “Ce livre de la Loi ne s’éloignera pas de ta bouche ; tu le murmureras jour et nuit“ (Jos 1, 8), telle est la première consigne de Josué dès son entrée en fonction.
Le retour au silence du désert est un retour aux sources. C’est ainsi que le prophète Élie échappant aux mains de Jézabel qui le poursuit de sa colère, se réfugie dans le Sinaï, à l’Horeb. Le Seigneur se révèle à lui, non pas “ dans un vent fort et puissant qui érodait les montagnes et fracassait les rochers“, ni dans un tremblement de terre, ni dans le feu, mais “dans le bruissement d’un souffle ténu“. Et dans ce souffle ténu, Dieu demande à Élie : “ Pourquoi es-tu ici, Élie ? Il répondit : Je suis passionné pour le Seigneur“. Alors Dieu renvoie Élie d’où il vient, vers le nord, et c’est alors qu’Élie rencontre Élisée, l’appelant à lui succéder.
On se souvient encore que Jean le baptiste prêche la conversion dans le désert, que Jésus se retire au désert pour un temps de préparation à sa vie publique. Les solitaires de Qumrân ont fait retraite au désert pour chercher Dieu dans l’étude de la Loi, ainsi qu’il est écrit dans la Règle de leur communauté.
Le prophète Osée parlant du peuple de Dieu comme d’une épouse infidèle dit : “Je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur“. Dieu parle au cœur par et dans le Christ. Le Christ, c’est lui le maître intérieur qui enseigne l’homme intérieur.
Nous n’avons qu’un maître, le Christ, et celui qui enseigne n’est qu’un intermédiaire comme l’explique saint Augustin : “L’homme intérieur connaît ce que je dis par sa propre contemplation et non par mes paroles… Il est instruit non par mes paroles mais par les choses elles-mêmes qui se révèlent parce que Dieu les révèle intérieurement… Il n’est rien de plus absurde que de croire qu’il est instruit par mon langage “.
Saint Augustin a sans doute trouvé la source de son enseignement dans l’évangile de saint Jean : “Nul ne peut venir à moi si le Père ne l’attire“ (6, 44). Et il insiste : “Jésus-Christ est notre maître et son onction nous instruit. Cette inspiration et cette onction font-elles défaut, c’est en vain que les paroles retentissent à nos oreilles“. La compréhension de la Parole s’accroît sous l’assistance du Saint-Esprit “par l’intelligence intérieure des choses spirituelles“.
Le concile Vatican II fait écho à l’enseignement de saint Augustin : “ Dans les Saints Livres, le Père qui est aux cieux vient avec tendresse au-devant de ses fils et entre en conversation avec eux ; la force et la puissance que recèle la parole de Dieu sont si grandes qu’elles constituent, pour l’Église son point d’appui et sa vigueur et, pour les enfants de l’Eglise la force de leur foi, la nourriture de leur âme, la source pure et permanente de leur vie spirituelle.“
Pour entendre le maître intérieur il faut s’établir dans le silence et entrer ainsi en contemplation. Il faudrait une fois pour toutes renoncer à cette idée reçue que contemplation et action ne peuvent faire bon ménage.
La Vierge Marie est notre modèle d’intériorité, elle qui “retenait dans son cœur tous ces événements et en recherchait le sens“. N’est-elle pas aussi le plus beau modèle de femme d’action, elle qui a mis au monde le sauveur de notre humanité ? Qui pourrait prétendre que ces grands fondateurs d’ordre contemplatifs, ces grands mystiques que furent Benoît, Bernard ou Thérèse d’Avila, n’ont pas été dans le même temps d’étonnants hommes et femme d’action ? Jean de la Croix, que cite Maurice Blondel, dit bien justement : “L’action qui enveloppe et achève toutes les autres, c’est de penser vraiment à Dieu“.
La magnifique prière à la Vierge de Paul Claudel me vient à l’esprit :
Je n’ai rien à offrir et rien à demander
Je viens seulement, Mère, pour vous regarder
Ne rien dire, regarder votre visage
Laisser le cœur chanter dans son propre langage.