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De la plume d’oie à la plume métallique… une petite révolution pédagogique

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La pédagogie est à la fois une pensée savante et une pratique profondément humaniste. Mais il faut se garder d’oublier qu’elle est aussi le fruit de techniques (Présence Mariste n°299, avril 2019)

F. André Lanfrey

Les ordinateurs, les tablettes numériques et les téléphones portables ont envahi notre quotidien et celui des élèves, révolutionnant nos modes de lecture et surtout d’écriture. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en désole c’est une occasion de nous rappeler que ce n’est pas la première révolution de ce genre, en particulier pour l’écriture, qui a toujours revêtu un caractère beaucoup plus technique que la lecture. À toutes les époques, même au XXIe siècle, la plupart des gens sont plus à l’aise avec la lecture qu’avec l’écriture. Le prestige du scribe de l’Égypte antique, du maître-écrivain du XVIIe siècle, de l’instituteur des XIXe et XXe siècles était fondé largement sur leur capacité à pratiquer non seulement la technique de l’écriture mais un art véritable : la calligraphie.

D’abord apprendre à lire

Esnsemble de plumes métalliques

Le Guide des écoles des Frères Maristes élaboré en 1853 s’inscrit encore largement dans cette tradition. Il y a alors une vingtaine d’années qu’en principe l’école enseigne en même temps la lecture et l’écriture. Mais au bourg ou au village l’application n’en est pas facile, surtout avec les enfants de la petite classe qui ne viennent guère que pendant l’hiver. Et puis, les classes sont trop nombreuses, les locaux trop petits et les tables munies d’encriers manquent… Et puis demeure l’idée que la lecture doit passer avant l’écriture. La petite classe reste donc largement celle de la lecture même si, dit le Guide, « s’il y a des écrivains dans la petite classe, la lecture commencera par eux ; après qu’ils auront lu, ils écriront une demi-heure le matin, et autant le soir ».

Méthode d’écriture Vitte de la Faculté Catholique de Lyon

C’est dans la "grande classe" que l’on enseignera systématiquement écriture et orthographe, le maître exigeant « les choses nécessaires aux écrivains » : cahier de feuilles de papier cousues ensemble, plumes d’oie, qui doivent être « claires, sèches, rondes, qui fendent bien, et qui ne sont pas trop épaisses » […] « pour les commençants et pour ceux qui ont la main pesante, les plumes doivent être fortes ». Il faut aussi un crayon pour tracer des lignes, ou un transparent pour les repérer discrètement, et un canif « pour ceux qui sont capables de tailler leurs plumes » : une technique difficile à maîtriser, d’autant qu’elle diffère selon les sortes d’écriture : la Bâtarde, la Coulée, la Ronde, la Gothique, l’Anglaise ou la Cursive. Le maître passe donc son temps à tailler les plumes de ses élèves pour qu’ils s’exercent, en recopiant des modèles préparés par lui sur des feuilles volantes.

Il faut en outre enseigner la bonne position du corps « d’aplomb, un peu tourné obliquement, de manière que le côté gauche soit éloigné de la table de 2 cm et le droit de cinq […] Les trois premiers doigts doivent tenir la plume sans la presser. » Et puis il y a l’art des « effets de plume » : les pleins et les déliés. C’est donc un apprentissage minutieusement codifié. Bien loin de favoriser une écriture personnalisée, il recherche la conformité aux canons de l’art calligraphique. Bien peu d’élèves avaient le temps ou le talent nécessaires pour en assimiler pleinement les subtilités, mais une belle écriture permettait d’accéder aux emplois administratifs qui se multipliaient. Et le prestige des maîtres était en partie fondé sur leur réputation d’avoir « une belle plume ».

La plume métallique révolutionne les pratiques

Méthode d’écriture des Frères Maristes chez Hachette

L’invention de la plume métallique va bousculer ces pratiques. Mise au point en Angleterre dans les années 1830, elle ne se répand en France qu’à partir de 1846, les établissements Blanzy-Pour, à Boulogne, puis leurs concurrents, vendant de petites boîtes contenant une « grosse » de 144 becs de plume. Élaboré en 1852-53, le Guide de écoles tient compte des effets de cette mutation : il maintient l’usage des plumes d’oie auxquelles la plupart des Frères sont habitués, « mais on pourra se servir de plumes métalliques si on le désire » car elles n’ont pas besoin d’être taillées et on en trouve pour tous les genres d’écriture. Les conséquences pédagogiques de cette invention sont considérables : maître et élèves disposent désormais d’un outil peu coûteux, solide, prêt à l’emploi et le même pour tous. L’usage du canif, qui pouvait occasionner des accidents, ne s’impose plus. Et vers 1860, la plume métallique est probablement d’usage général. Évidemment, quand le Guide des écoles sera réédité en 1891, le chapitre sur l’écriture ne mentionnera pas l’usage de la plume d’oie, mais la diversité des modèles de plumes métalliques permet le maintien de l’idéal calligraphique. C’est la machine à écrire qui se répand à la même époque, qui lui portera un coup plus sévère, mais lentement. En 1932, le Chapitre général des Frères Maristes constatera que la cause de la calligraphie est perdue. La « dactylo » (autre nom de la machine à écrire) fait mieux et plus rapidement.

Et le cahier d’écolier

Méthode d’écriture 3 001

Il conviendrait aussi de mentionner la généralisation du cahier d’écolier. Au début du XIXe siècle, les élèves achètent encore des « mains » (24 feuilles) de papier, de qualité et de dimensions variables et le Guide de 1853 demande que le papier soit « surtout bien collé afin qu’il ne prenne (ne boive) pas l’encre ». La notion de cahier d’écolier normalisé ne semble pas encore clairement établie, mais le cahier de format « écolier », muni d’une couverture, et dont les pages sont quadrillées, va accompagner la diffusion de la plume métallique.

Pour l’encre, le Guide propose la même recette de fabrication en 1853 et 1891 : 500 grammes de noix de galle (des billes végétales parasites du chêne) concassées, 400 grammes de sulfate de fer ou couperose, 300 grammes de gomme arabique mêlées à 9 litres d’eau de pluie ou de rivière. Le tout sera remué une ou deux fois par jour et, « après une semaine, l’encre est assez noire pour pouvoir servir ». Elle est vendue 50 centimes par élève et par an. Mais en 1891 cette fabrication artisanale, qui devait donner des encres de qualité variable, était-elle encore très pratiquée ?

La pédagogie est à la fois une pensée savante et une pratique profondément humaniste. Mais il faut se garder d’oublier qu’elle est aussi le fruit de techniques qui, a priori n’ont guère à voir avec elle mais jouent pourtant un rôle fort important dans son évolution.

F. André LANFREY
(Publié dans « Présence Mariste » n°299, avril 2019)

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