Des élèves de seconde à Marseille et à Montréal, voyants et non-voyants, ont interrogé leur rapport à la ville à travers des ateliers artistiques. Deux spectacles et un échange sont nés de ce travail.
La présence de Célia, élève de 2de non-voyante, à Saint Joseph-les Maristes, a fait que l’établissement a été sollicité pour participer à ce « Projet Passerelle ».
M. Joyeux, chef d’établissement, et l’équipe éducative, en particulier Melle Annie Gouin et Mme Judith Rouan ont permis de servir de relais et de lien entre les élèves, les artistes et le lycée ; et de mener à bien ce projet original.
Rencontre de deux univers urbains, rencontre de deux univers sensoriels.
Quelqu’un dit :
« Mieux vaut perdre un bras que la vue. Moi ça va, je suis encore en vie ».
C’est à partir de phrases comme celle-là, récoltées dans les rues de Marseille, que des jeunes voyants et non voyants sont entrés dans le projet Passerelle Marseille Montréal.
A l’origine de ce projet, la compagnie parisienne In Situ qui propose à des non professionnels d’entrer dans un processus de création artistique. Le thème de ce travail était la ville, l’intimité du jeune citadin à la ville. Mais le projet a aussi abordé la question du handicap visuel : les groupes étaient constitués de jeunes non-voyants de l’Institut Arc en Ciel et d’élèves de seconde du lycée Saint-Joseph les Maristes.
Un travail de longue haleine
Beaucoup de timidité de part et d’autre lors des premiers ateliers le samedi ou le jeudi soir après les cours. Quelques inquiétudes aussi. Comment se comporter, comment aider les jeunes non-voyants à se déplacer ? Et puis des défections. Le groupe marseillais est finalement composé de quatorze jeunes, dont quatre de l’Arc en Ciel. Jérémy, Laetitia, Anna, Aurélie, Manon, Marine, Rudy, Elsa, Anissa, Agnès, Julien, Sofian, Abdel et Soline seront les interprètes de la création et partiront à Montréal au mois de mai 2005.
Les ateliers sont animés par des danseurs, un chorégraphe et une comédienne non-voyante. Danse, théâtre, travaux d’écriture, exercices rythmiques sont au programme. Les débuts sont difficiles. Pas évident pour des jeunes de 15-18 ans de se mettre en scène devant les autres. Finalement, chacun trouve peu à peu sa place, sa cadence et la préparation du spectacle avance. Le fruit de ce travail de plus de six mois est présenté d’abord à Montréal, puis en juin, à Marseille.
A la rencontre de soi-même et des autres
Au départ trouver sa place dans ce projet n’était pas évident : je suis enseignante, pourquoi suis-je là ? Parce que M. Joyeux me l’a demandé ? Comment être avec ces élèves qui ne sont pas les miens ? Simple observatrice pendant les ateliers, assise par terre dans le gymnase du lycée. Quelle est ma légitimité ? Un peu voyeuriste aussi, à les regarder un samedi par mois, trouver le mouvement juste, le ton correct.
Cela a pris du temps, peut-être jusqu’au voyage (6 mois après), pour essayer de savoir ce que j’avais à faire là. Contente d’y être, très émue à chaque atelier mais toujours en train de me demander si on avait vraiment besoin de moi. Le voyage fut une véritable révélation. Je me suis aperçue que ma place était celle que j’aurai décidé de prendre. On part à la découverte de l’autre (pas seulement le non-voyant) et de soi. On est accepté tel que l’on se donne. Et dans ce projet, impossible de ne rien donner. Sans cesse obligé d’aller de l’avant : guider le non-voyant qui a un réel besoin du voyant dans une ville qu’il ne connaît pas, encadrer ces jeunes qui partent à l’aventure. Pour les élèves, c’était plus qu’un simple voyage en Amérique (!), c’était être responsable d’un aveugle pendant une semaine. Et aussi la première fois qu’ils montaient sur scène.
Voir avec des yeux d’aveugle
Décrire en permanence, avoir une double paire d’yeux, c’est ce qu’implique le travail avec des personnes qui ne voient pas. Souvenir d’une soirée au théâtre avec Claire la non-voyante, comédienne. Que dire ? Quels déplacements de scène raconter ? Cerner l’essentiel et rapidement, pour que l’autre suive en même temps que soi.
On pourrait encore raconter les séances de shopping à Montréal. Des heures à déambuler devant les vitrines, à s’arrêter dans les magasins à décrire les couleurs, les différences entre deux articles. S’apercevoir ensuite que ce n’est pas cela que l’on recherchait. Et il faut tout recommencer.
Quelqu’un qui ne voit pas est extrêmement dépendant dans une ville qu’il ne connaît pas. Il n’a plus aucun repère. Pas de bruits familiers, pas d’habitudes de transports en commun. Cette dépendance est parfois pesante. Cela demande une grande disponibilité d’esprit. Mais en même temps quel bonheur de redécouvrir des choses simples que l’on croyait oubliées comme la beauté d’une façade, d’un rayon de soleil ou encore (et pourquoi pas) d’un… jeans.
Et le métier d’enseignant dans tout cela ?
Evidemment un projet tel que celui-là donne de la force pour continuer. Voir des élèves capables de s’investir autant, aussi longtemps pour un résultat si réussi, cela ne peut être qu’encourageant. Mais en même temps on ne peut s’empêcher de s’interroger : s’ils sont capables de tant donner pourquoi est-ce que nous échouons à les motiver ? De quoi sommes-nous responsables ? La contrainte scolaire ne peut tout expliquer. Après six mois passés avec eux, après quelques jours passés à fréquenter élèves et enseignants montréalais, je me suis prise à rêver d’un autre enseignement, d’un autre rapport à l’élève… Septembre est arrivé, les cours ont repris. Je retrouve en classe les élèves que j’ai accompagnés l’an dernier. Je ne les regarde plus de la même manière. Pleine de confiance en leur capacité à être des êtres humains, fière d’eux. Les résultats scolaires ? On verra après, l’essentiel est déjà là.
Judith ROUAN,
Professeur d’Histoire Géographie, St Jo-les Maristes
(Publié dans Présence Mariste n°246, janvier 2006)