Marcellin Champagnat a donné à ses disciples un habit spécifique : une redingote noire qui fait d’eux des laïcs un peu spéciaux, auxquels on donne le titre de « Frères ». Vers 1819, ils sont six, tous de Lavalla.
Pour la population, ce groupe d’hommes n’est pas trop étrange car, dans le bourg, existe une communauté d’une dizaine de « Sœurs de Saint Joseph » qui ne sont pas des religieuses mais des « Sœurs » : pieuses filles exerçant la profession de passementières, éduquant les filles et s’occupant des malades comme font les béates en maints endroits. Les communautés de Frères sont beaucoup plus rares.
Les premiers pas
La paroisse dispose de deux écoles : l’une au bourg, tenue par un certain Montmartin où peuvent se rendre les enfants du bas de la commune ; et une autre au hameau du Sardier dans la haute vallée du Gier. Comme bien des enfants pauvres du bourg ne fréquentent pas l’école, probablement dès l’hiver 1817-18 les frères les recueillent chez eux, pour leur enseigner le catéchisme, les vêtir et les nourrir. Ils s’occupent aussi des vagabonds de passage qu’ils hébergent et tentent de ramener à une vie stable.
Comme l’instituteur communal est un ivrogne, défaut fréquent dans cette profession, des habitants commencent à confier leurs enfants aux Frères. Mais le curé Rebaud défend son instituteur et c’est l’occasion d’un conflit. Finalement Montmartin cède la place et le jeune homme qui enseignait précédemment au Sardier le remplace. Ayant été chez les Frères des Écoles Chrétiennes, il initie certains Frères à leur méthode simultanée pour l’apprentissage de la lecture. Comme il se retire en 1819, ceux-ci prennent l’école en charge tout en continuant leurs tâches catéchétiques et caritatives au bourg et dans les hameaux. Le F. Laurent s’installe même au Bessat, le hameau le plus éloigné de la commune, pour y faire l’école. Dès 1818, le curé de Marlhes, village natal de M. Champagnat, a obtenu deux frères pour son école paroissiale.
Les populations d’alentour commencent donc à savoir qu’à Lavalla existe un noviciat, ou ce qu’on commence à appeler une école normale, où le vicaire forme des jeunes gens à l’enseignement. Aussi, curés et notables cherchent à obtenir des frères tandis que de jeunes ruraux envisagent de se former au métier d’instituteur grâce à cette maison de formation pas trop coûteuse et proche.
Formation intellectuelle et manuelle
L’école ne rapporte que quelques rétributions scolaires. Les novices doivent une assez forte somme pour leurs deux années de formation mais ils paient très lentement. Pour étoffer ses finances, M. Champagnat reçoit des pensionnaires, enseignant même le latin à certains. L’exploitation du jardin, la fabrication des clous, les dons en nature des habitants permettent de vivre chichement au jour le jour : pommes de terre, fromage, légumes et un pain de mauvaise qualité sont les bases de l’alimentation. Pour imiter le prestigieux mode de vie trappiste, on ne boit jamais de vin. Ce régime austère est aussi commandé par le but de l’œuvre : les Frères doivent coûter le moins possible aux communes.
Lavalla est donc une ébauche de couvent où M. Champagnat introduit progressivement une règle inspirée de la vie monastique ; une école normale ; une école de village ; un pensionnat ; un refuge pour vagabonds. Comme M. Champagnat impose aux novices et pensionnaires un habit bleu, la population désignera tous ses disciples sous le nom de « Frères bleus ».
La naissante notoriété d’une œuvre sans statut clair inquiète les autorités. Le principal du collège de Saint-Chamond, qui a du mal à recruter des latinistes et doit payer des droits à l’Université, juge qu’il s’agit d’un collège clandestin et dénonce Champagnat. Le curé de Lavalla est mécontent de son vicaire qui consacre trop d’énergie et de temps à une œuvre qui prend la forme congréganiste. Les curés des alentours considèrent que Champagnat court à la ruine. D’ailleurs, pour leurs écoles paroissiales, ils veulent de bons instituteurs laïcs et non des religieux.
Marcellin vient vivre avec ses Frères
En 1819-1820, Champagnat essuiera donc plusieurs attaques venant des milieux ecclésiastiques. Mais il est encouragé par la fidélité de ses disciples et protégé par MM. Courbon et Bochard, les Vicaires généraux qui administrent le diocèse de Lyon. Comme ils le prient de mettre de l’ordre dans son œuvre, à la fin de 1819, M. Champagnat s’installe chez les Frères, déménageant de nuit afin de ne pas faire jaser. Jusque-là il était le directeur spirituel et le formateur d’une association de laïcs ; désormais il sera le supérieur officiel. En 1822, l’inspecteur d’académie visitant Lavalla, constatera qu’il ne s’agit pas d’un collège mais de l’ébauche d’une congrégation religieuse ; et il somme Champagnat de se faire autoriser par l’Université.
Les années 1820-22 sont celles d’une crise de recrutement. Si la maison ne manque pas de pensionnaires et d’écoliers, aucun nouveau Frère ne s’est engagé dans l’œuvre, qui plafonne à dix membres. Si l’opinion admire leur mortification elle est aussi déroutée par leur militance parfois intempestive tandis que, jugeant cette œuvre naissante suspecte et trop fragile, les curés dissuadent les jeunes gens de leurs paroisses d’y entrer.
Un nouveau départ
Le problème sera en partie débloqué au printemps de 1822 par l’initiative d’un ex-Frère des Écoles Chrétiennes qui, cherchant à se faire admettre, réussit à attirer avec lui huit adolescents de la Haute-Loire. Interprétant spirituellement cette aubaine comme une intervention de N. D. du Puy, Champagnat accepte de les recevoir. Mais cet événement n’explique pas à lui seul ce retournement : les autorités du diocèse de Lyon soutenant l’œuvre, les curés sont moins réticents à y envoyer des aspirants. Enfin, Champagnat a éloigné de Lavalla Jean-Marie Granjon, directeur des Frères et maître des novices, adepte d’une vie religieuse très austère et d’un apostolat multiforme. Désormais il sera demandé aux Frères de se cantonner à l’école sans mortifications excessives. Vers 1824, l’œuvre de Champagnat se définira comme projet de congrégation enseignante.