Un bref constat : l’état de la philosophie
Dans l’un de ses textes : L’Anneau (1774), l’écrivain ukrainien Hryhory Skovoroda nous a laissé cette belle affirmation :
« C’est cela, être prophète ou philosophe, voir au-dessus de l’insignifiant, du tumulte des éléments quelque chose de nouveau, d’inaltérable, de merveilleux et éternel, et annoncer cela ».
Au long de son histoire, la philosophie a pris des formes différentes qui s’affirment simultanément dans la société contemporaine : un exercice de réflexion improvisé sur des questions vives de l’existence, une initiation à la pensée par la médiation d’un enseignement, une recherche universitaire spécifique sur des problématiques de la vie humaine dans le monde. Elle s’est développée en Occident, de l’Antiquité grecque à nos jours, en appui sur une longue tradition où se sont inscrits des noms, des institutions et des textes. C’est ainsi que la philosophie dispose à ce jour d’un immense patrimoine intellectuel où s’est réfléchie la vie des humains dans ses différentes dimensions.
Quelques interpellations actuelles
Comme professeur à la Faculté de Philosophie de l’Université Catholique de Lyon, j’ai reçu au cours de ces dernières années des demandes d’intervention philosophique émanant de secteurs différents de la société civile : les hôpitaux, les entreprises et les institutions scolaires. Au lieu d’exiger la présentation d’un programme d’enseignement, chacune de ces sollicitations exprime le souhait d’une réflexion élaborée sur une question vive liée aux problématiques du travail, aux relations humaines, aux finalités de l’institution, aux situations de souffrance … Ce qui est attendu du philosophe n’est pas la transmission d’un savoir mais une capacité à exercer une distanciation intellectuelle vis-à-vis des situations existentielles difficiles auxquelles les personnes concernées se trouvent confrontées ; lui est demandée une forme d’exercice de détachement eu égard à l’immédiateté des événements de la vie présente.
Par ailleurs, on espère du philosophe un travail d’analyse, à savoir la compréhension des « tenants et des aboutissants » d’une conjoncture de vie où est engagée l’existence de quelqu’un ou l’intelligibilité d’un « espace-temps » de l’existence humaine aux prises avec de multiples contraintes. En définitive, il revient au philosophe de penser les positions d’humanité dans ces différents contextes et d’ouvrir des perspectives de sens quant à l’engagement des sujets dans leurs lieux d’activité.
Ce qui est attendu de lui, c’est une réflexion d’anthropologie fondamentale révélant la signification profonde de la vie humaine engagée dans le monde. Sur ce point, on peut faire appel non seulement aux textes de la philosophie, mais aussi aux sagesses, aux arts, aux littératures et aux religions de l’humanité, pour puiser dans ces trésors, des ressources de sens. C’est ainsi que la référence au christianisme n’est pas dépourvue de pertinence pour éclairer le destin de l’être humain. Il n’est pas interdit au philosophe de nourrir sa réflexion des différentes données de la culture au bénéfice d’une intelligence toujours plus vive de la condition humaine. Les publics de la société civile qui sont en demande de philosophie restent ouverts à la pluralité des ressources de sens ; il appartient aux philosophes qui acceptent leurs sollicitations de savoir élaborer un chemin de pensée qui honore la recherche de la vérité dans le respect des consciences et de leurs interrogations.
Aspects de la fonction philosophique
Nous sommes loin de l’époque où, dans la Grèce ancienne, la philosophie tenait un rôle éducatif auprès de toutes les générations de la cité. Certes, il existe aujourd’hui une demande de réflexion philosophique dans la société civile, sans doute en raison des mutations sociales considérables de la postmodernité (brouillage des repères, effacement des grands codes, brassage des cultures, mobilité du travail, mondialisation de l’économie …). Les cafés philosophiques se sont multipliés ; la philosophie a fait son entrée dans des lieux qui lui étaient fermés : les prisons, les hôpitaux, les entreprises … Elle est sollicitée pour son aptitude à interroger des situations, à problématiser des questions, à proposer des perspectives de sens.
Cependant, les effectifs d’étudiants de philosophie dans les Facultés s’effritent progressivement au long des années. Il y a là un paradoxe qui peut interroger (sans doute expliqué, pour une part, par le contexte économique difficile). Si les sollicitations venues de la société civile en direction de la philosophie se multiplient, c’est précisément qu’est reconnue à celle-ci l’une de ses fonctions premières, à savoir sa capacité d’interrogation critique sur l’existence humaine dans la pluralité de ses dimensions (la connaissance, la relation à autrui, l’action sur le monde, la créativité artistique, le rapport à l’Absolu). La philosophie est riche d’autres fonctions, notamment de son aptitude à élaborer des propositions de sens à propos de l’existence humaine, de la présence, de l’expression et du destin de celle-ci dans le monde. Nul n’ignore que l’homme est un être métaphysique qui ne cesse d’interpréter son existence avec autrui dans le monde qui est le sien.
À ce questionnement, la philosophie apporte, en forme de réponses, des hypothèses d’intelligibilité. Au long de son histoire, la philosophie s’est révélée comme une recherche incessante de la vérité : vérité de l’être humain, vérité du destin de l’univers, vérité du rapport à l’Absolu… C’est en ce sens qu’elle a été présentée comme l’amour de la sagesse. Sa recherche de la vérité lui impose d’aller aux fondements des choses, en appui sur sa propre méthodologie. Elle exige de la pensée qu’elle se démarque non seulement de ses multiples illusions, mais aussi de la possibilité de toute dérive. Ainsi la philosophie, en son chemin long, est toujours servante de la liberté.
Directeur de la Recherche à l’Université Catholique de Lyon
Professeur à la Faculté de Philosophie