Témoignage d’un médecin
Quand on a commencé à parler de ce virus chinois, début 2020, je ne pensais pas que cette histoire irait bien loin. Mais quand je reviens en arrière, je ressens encore et d’abord ce sentiment d’urgence permanente, d’incertitude sur ce qui nous attendait, les entrées massives de patients en réanimation comme dans les unités COVID de plus en plus nombreuses au fil des jours, la crainte de manquer de lits, de matériel de réanimation ou de surveillance, de médicaments, d’équipements de protection, la nécessité d’imaginer toujours le pire pour anticiper… Tout allait si vite… Quand est-ce que ça finirait ?

Mais avant tout, c’est l’exemplaire solidarité dont ont fait preuve immédiatement et spontanément la grande majorité des soignants qui restera gravée dans ma mémoire. Chargée de l’organisation de la présence médicale au centre de prélèvements COVID, j’ai pu apprécier à quel point tout le monde a su mettre son ego et ses intérêts personnels de côté pour venir en aide : les chirurgiens n’opéraient plus ? Ils devenaient aides-soignants en réanimation. Les psychiatres ne consultaient plus ?
Ils réalisaient des prélèvements COVID. Internes comme professeurs participaient aux tours de gardes, les hygiénistes, les biologistes et les radiologues étaient sur le pont jour et nuit… Chacun était désireux d’aider, de se former à ce qui pourrait être utile à la communauté et aux patients.
Les paramédicaux n’étaient pas en reste. Etre habillés « en cosmonautes » toute la journée, découvrir la mort au quotidien pour certains, issus de services où elle est rare, prendre en charge des patients en l’absence des familles et s’organiser pour maintenir un lien… Rien n’avait été préparé, mais tous ont été remarquables de courage, d’adaptabilité et d’investissement. Cette solidarité m’a apporté une vraie joie, de la chaleur, de la fierté, une sensation d’appartenance à une collectivité qui avait pourtant été bien décriée ces dernières années. Et le bonheur tout simple de faire mon travail, celui que j’avais choisi !
Sentiment de réconfort également apporté par les nombreux appels et messages d’amis et connaissances, par les dessins d’enfants adressés aux soignants, émotion les rares soirs où j’étais à la maison pour entendre les applaudissements et les cloches des églises… émotion teintée d’un peu de doute, je dois l’avouer honnêtement, sur les raisons profondes de ces applaudissements. Est-ce que ces manifestations ne permettaient pas surtout à tous ceux qui étaient confinés et isolés d’avoir un temps de rassemblement, et de participer à leur façon ? Alors aussi espoir d’être mieux compris et soutenus « après » …
Mais …
Mais il y a eu aussi la peur, peur de contaminer ma famille, ma mère âgée et fragile à qui j’allais faire signe de temps en temps en bas de son immeuble, la peur pour mon mari, médecin en ville, la peur pour mes enfants travaillant aussi à l’hôpital ou vivant dans des régions sévèrement touchées, la peur aussi de mettre les équipes en danger.
Mais il y a eu aussi le doute et le questionnement éthique, avec en particulier deux grandes questions. La première était celle des transferts en réanimation : on a vite compris que les malades pouvaient se dégrader en quelques minutes et que les séjours en réanimation seraient très longs, avec des séquelles importantes et irréversibles pour les plus fragiles.
Il fallait donc que la décision soit prise collégialement dès l’admission des patients. La deuxième était celle de l’interdiction des visites des familles, et de la gestion des décès. Il fallait jongler entre les décisions des tutelles qu’il fallait appliquer au plus vite, la sécurité des familles et du personnel et notre éthique qui ne nous permettait pas d’imaginer l’absence d’au revoir possible : ni les derniers instants de vie, ni le recueillement auprès du corps, ni les funérailles ! Tout ceci faisait partie de discussions quotidiennes d’un comité d’éthique mis en place spécialement.
Mais il y a eu aussi la colère, quand le débat a pris une scandaleuse tournure médiatique et que des professeurs de renom, quelle que soit leur position, ont exposé leurs doutes et leurs conflits sur la place publique, allant jusqu’à perturber ou empêcher des essais thérapeutiques tellement nécessaires. Colère et honte que ceci prenne une telle importance, alors que tant d’entre nous se débattaient sur le terrain !
Et il y a eu une grande fatigue, physique et morale … Un peu d’incompréhension parfois avec des amis souffrant du confinement sans voir de près les ravages de la maladie. Aucune déconnexion du travail pendant de nombreuses semaines, vacances annulées bien sûr, et pour moi qui suis chrétienne un Carême et un temps Pascal bien particuliers… Carême plein de sens néanmoins… Et de brefs mais si beaux instants de paix dans mon jardin où l’on n’entendait plus que le chant des oiseaux, en un superbe printemps !
Et maintenant ?
Les choses sont peu à peu rentrées dans l’ordre, à défaut de revenir à la normale… Reste à l’hôpital une plus grande solidarité entre soignants qui ont appris à se connaître, à découvrir ce dont chacun était capable, à retrouver une vraie confiance les uns envers les autres.
Cette période de crise nous a ramenés au cœur de notre métier, le soin, que nous ne voulons plus délaisser au profit de tâches administratives toujours plus nombreuses. Reste un peu d’amertume constatant le manque de moyens de l’hôpital public dans l’indifférence quasi générale.

Il y a pour moi un homme qui a pris conscience de la fragilité de l’humanité, qui a montré pour un temps sa capacité à revenir à l’essentiel, à prendre soin de l’autre, un homme capable de se révéler et de se donner quand il le faut. Cet homme reste malgré tout un homme, tout simplement, avec ses fragilités et ses failles, sa tendance à se croire invincible.
La période actuelle nous le montre bien, il suffit de regarder autour de nous pour voir combien il est difficile pour beaucoup de respecter dans la durée les mesures barrières. Lors d’une homélie récente, le prêtre nous parlait de Saint Pierre qui, voyant le Christ transfiguré et Le reniant un peu plus tard par 3 fois, pourtant capable de donner sa vie pour Lui sans hésitation. N’est-ce pas là notre parcours ?
Pour moi, cette crise a permis de révéler les meilleurs côtés de l’homme, sans en effacer les travers. L’homme nouveau est peut-être tout simplement celui qui, malgré ses failles et ses doutes, se souviendra de ces instants, celui qui sera capable au milieu des épreuves, de donner le meilleur de lui-même pour la paix et la sécurité des autres.